Plus d'une semaine a passé et c'était sans doute le temps
nécessaire pour laisser toutes les émotions se décanter. Il y a donc douze
jours, nous nous rendions au festival Rock en Seine de Paris. C'était
bien entendu pour Radiohead que nous nous lancions dans ce périple et
l’excitation nous avait déjà pris au ventre une semaine avant le départ. Nous
avions appris quelques jours auparavant que nous ne pourrions avoir accès au
camping qui était complet. Ce point avait déjà éveillé notre curiosité : comment
un festival peut ne pas prévoir un camping accessible à tous ses festivaliers.
Pas découragés pour autant, nous nous étions équipés de couettes et de
couvertures avec l'intention courageuse de dormir dans notre voiture. Sans nous
douter un instant de ce qui nous attendait sur place : un festival parisien.
Premier jour. Surprise en arrivant sur place après avoir récupéré le frangin à
la gare de Lyon. Pour accéder au festival, on franchit un portail somptueux en
fer forgé, et on roule sur un dédale pavé qui serpente dans un jardin à la
française. On se gare et on accède au festival après une gentille promenade à
travers une forêt de conte de fée. Nous ne savons où poser nos bouteilles de
bières en arrivant devant l'entrée-public. Il y a d'habitude un alignement de
canettes, mais là, rien, et nous on ne veut pas salir. On a du mal à trouver
nos repères et ça ne s'arrange pas une fois sur le site. Nous avons
l'impression tenace d'être entrés dans une soirée privée, un peu fashion, un
vernissage ou une soirée tendance, un truc people quoi. Tout sauf un festival.
J'exagère à peine. Quand je vais à un festival, je mets mon jean et mes
baskets, un T-shirt confort et un pull autour de la taille. Je pense aux bons
moments que je vais passer, mais aussi, aux pauses-pipi qui tiennent de l’exploit
Kho Lanta (petites cabines en plastique puant la mort), au coup de froid quand
vient la nuit, aux coups de chaud devant une scène. Les parisiennes se rendent
à un festival comme elles se rendraient à un défilé de mode ou sur les Champs
Elysées. Et quelle originalité ! Nous n'avons pu compter les lunettes de
mouches et les talons compensés, les jupettes à volants et les dos-nus. Ceci dit,
le parisien n'est pas mieux : T-shirt moulant et couleurs flashys,
lunettes de Magnum dans ses meilleurs épisodes. J’insiste sur l’importance des
lunettes, alors que le soleil a boudé une bonne partie du festival. Et notez d’ailleurs
chers provinciaux que les lunettes se portent même la nuit, il pourrait y avoir
des flashs, ne sait on jamais ! On se sent un peu décalés dans ce
contexte, ça pue la consommation et le m'as-tu-vu. En quelques heures
fleurissent sous nos yeux les T-shirts du festival, toutes les couleurs et
toutes les tailles, mais il fallait l'avoir, l'acheter à tout prix. Question de
prix d'ailleurs souvent à l'honneur. Pour l'exemple, trois euros cinquante
juste pour se garer. Tout juste s'il ne faut pas payer pour aller pisser.
D'ailleurs, de ce côté là, ça ne semble pas vraiment au point. Parisiens, les
cabines plastiques sont has been, il serait temps de se mettre à
l'algeco ! La patience de ma vessie après plusieurs bières étant plus que
limitée, j'ai pour habitude d'aller chez les hommes, pour faire plus vite,
parce que c'est souvent libre puisqu'ils ont la chance de faire pipi debout (je
suis jalouse) et je ne suis d'habitude pas la seule à opter pour cette solution
de secours. Loin de moi l'idée de court-circuiter qui que ce soit... Et bien je
me suis fait gronder plusieurs fois, par des garçons qui trouvaient
inacceptable que je puisse pénétrer leur territoire. Je leur ai fait savoir que
je ne prenais pas leur place, et que s'il y avait urgence de leur côté, ils
resteraient prioritaires, mais non, ils ne rentrent pas là dedans, c'est juste
par principe. J'en déduis que le parisien, en plus d'être fashion, ne fait pas
caca. Et ceci dit, je précise bien pour ceux qui pouvait émettre un doute, je n’avais
aucune intention « voyeuse », c’était juste un gain de temps.
Parlons musique, même si ce n'est pas facile. Comme beaucoup, nous étions là
pour voir Radiohead et nous faisions partie de ces prudents qui avaient pris
des pass deux jours pour être tranquilles. Alors le premier jour, musicalement,
on a fait les touristes. Pour ne pas rentrer dans les détails, c'est Patrice
qui m'a le plus touchée. Une belle énergie, une espèce de douceur et de
cohérence dans sa musique. Pas de pluie le premier jour. Drôle d’impression
cependant de voir tout le monde quitter le site après le concert trop court de
DJ Shadow. Pas un seul rappel, tout semble chronométré et la foule se rue de
façon bien disciplinée sur la sortie dès la dernière note jouée. A peine moyen
de boire encore une bière.
Après hésitation, nous décidons de ne pas aller claquer
notre argent dans les lieux "tendance" de Paris, nous avions eu notre dose. Nous
regagnions notre voiture, qui allait être notre petit nid pour la nuit. Bien
moins confortable que ce que nous avions pu espérer. Avons dormi recroquevillés
sur nous-même, réveillés toutes les heures par deux abrutis (spéciale dédicace)
qui insistaient pour planter leur tente au beau milieu du parking, ce qui n’était
pas pour plaire à la police municipale qui zonait. Le jour s’est levé sous la
pluie, ce qui nous a paniqué pour la suite des événements. Certes, nous avions
prévu K-way, sacs poubelle et autres protections en cas de déluge, mais
l’éventualité de devoir attendre plusieurs heures sous la pluie nous
contrariait. Dans l’attente du meilleur, nous sommes allés déambuler dans les rues
parisiennes. Métro et gambettes, parce qu’il était hors de question de sortir
la voiture et de repayer trois euros
cinquante pour se garer. Avons fait des provisions pour la soirée, avons mangé
une pizza, avons traîné à la FNAC (monstrueuse FNAC des Halles, un géant au
ventre gargouillant qui vous attire à lui). Pour l’anecdote, j’ai aussi bu la
bière la plus chère de ma vie. Les parisiens ne s’en offusqueront pas, mais
ici, avec quatre euros quatre vingt, j’en bois deux.
Nous avons regagné le site vers seize heures, avons squatté
par terre une petite heure, mangé des crocodiles, bu et fumé. Des amis
savoyards sont venus nous rejoindre. Nous nous sommes préparés
psychologiquement à l’épreuve de patience qui nous attendait. Puis, courageux,
nous avons fendu la foule, jusqu’au plus près de la scène, jusqu’à ne plus
pouvoir bouger, jusqu’à avoir du mal à respirer. Et c’est là que mon envie de
faire pipi s’est manifestée. Juste là, au début de tout. Je l’ai ignorée
soigneusement pendant les heures qui ont suivi, car il était hors de question
que je ne laisse ma place à quelqu’un d’autre pour quelque raison que ce soit
(pas même une implosion de vessie). Les premiers mouvements de foule se sont
fait sentir au début du concert de Beck. Merveilleux moment où les marionnettes
prennent la place du groupe sur le premier titre « Loser ». Un petit
jeu qui a duré tout le temps du concert, superbement orchestré, avec beaucoup
d’humour. Vidéos et jeux de scène, déguisements et parodie. Un très bon moment,
à en oublier que des milliers de personnes poussent derrière moi pour se
rapprocher de la scène. Le concert s’achève, chacun pense pouvoir souffler un
peu, mais personne ne bouge, chacun reste bien campé sur ses positions. Nous ne sommes plus qu’une masse compacte qui
attend. Je suis fatiguée par une nuit sans repos, pas les kilomètres parcourus
dans la journée, mais je ne bronche pas. Mon frère mange toujours des
crocodiles, il me sourit, me parle, discute avec deux cinglés qui parlent de
Lac Vert me semble-t-il. Je vacille un peu, mais personne ne s’en rend compte,
ils me soutiennent sans le savoir. Je sens le souffle de cette jeune femme
derrière moi sur ma nuque, je sens l’haleine de mon voisin, j’écoute les
commentaires de droite et de gauche, je ne dis plus rien, en mode
« éponge » pour ce qui va suivre. Une odeur de terre mouillée remonte
du sol, âcre, forte, quelque chose de proche de la betterave pourrie. Une terre
malmenée, étouffée par des milliers de pieds qui se bousculent. Les miens ne
touchent plus le sol lorsque le concert commence. Je reste vers Neb, l’accrochant
du bras, mais tous les autres sont emmenés comme par un flot loin de moi,
devant ou derrière, je ne les vois plus. C’est un souffle énorme qui vient de
la fosse lorsque Radiohead jouent les premières notes d’Airbag. Et je voudrais que ce moment s’arrête, que chaque moment de
ma vie soit le début d’un concert de Radiohead. Il y a une bombe lumineuse qui
s’allume en moi et qui va battre pendant presque deux heures. Je ne vois pas
toujours tout, mais parfois, fermer les yeux et sentir tout mon corps vibrer
sous les bass me permet de voir mieux. Je n’ai pas envie d’en faire la play
list ou d’entrer dans les détails, c’est un tout, un moment magique et parfait,
toute douleur, toute faiblesse s’efface. Je suis pleine, entière et unique à ce
moment de ma vie. Comment expliquer. J’ai oublié tout le reste, je ne vis que
ce moment, chaque seconde qu’ils me donnent. Des gens chantent, ou essayent,
des paroles étouffées montent parfois de cette masse, les lumières nous rendent
vivants. Puis la fin arrive. Je le sais, c’est Karma Police. Je le sens, nous
pourrons hurler tant que nous voudrons, ils ne reviendront plus.
Nous quittons le site, je suis sonnée, par la fatigue et l’émotion.
Oui, je peux vraiment parler d’émotion. J’ai presque eu du mal à me reconnaître.
Sensation indescriptible. Nous avons repris la route cette nuit là, refusant d’abord
l’idée de passer une nouvelle nuit dans la voiture. Puis, éreintés, nous avons
finalement dormi sur une aire routière à quelques dizaines de bornes de Paris,
le cœur gros, parce que le « après », on ne voulait pas trop y
penser, et pourtant, on y était déjà. Le retour en Alsace s’est fait sous des
trombes d’eau glacée, pour nous plonger définitivement dans cette ambiance
automnale et triste.