C'est l'histoire ridicule d'un trousseau de clé. Deux clés métalliques joliment sculptées, avec des anneaux trop fragiles pour les supporter et des porte-clés en plastique jaunes, blancs et verts. Mais pas n'importe quelles clés, ce sont les clés des salles de cours. Clés que chaque enseignant prend le matin au casier de l'accueil pour les y remettre le soir. Ce serait plus simple que chacun ait son trousseau, mais justement, ce serait trop simple. La condition sine qua non pour enseigner : ouvrir et fermer les portes pour accéder à ces antres sacrées du savoir et de la connaissance.
A midi : la panique.
Le trousseau tant convoité a disparu. Je suis sur le point de quitter une salle que je vais devoir refermer derrière moi. Je n'ai que quelques minutes pour me précipiter chez moi et pour manger un morceau, mon temps est compté, les clés n'ont pas le droit de disparaître à ce moment là, ça va compromettre le timing règlé comme du papier à musique. "La clepsydre, la clepsydre, sors, vite !..." Une collègue passe heureusement par là et je lui demande son trousseau, je ferme la salle. Je cours, mais l'idée d'avoir égaré le précieux me hante et me coupe l'apétit. Arrivée chez moi, au lieu de me préparer à manger, je prends mon sac par la peau des fesses et le retourne sur le parquet : dizaines de petites pièces et autres babioles roulent au sol. J'éparpille les carnets, le boîtier à lunettes, les paquets de mouchoirs, les barrettes pour les cheveux... Pas de clés. Je redescends les trois étages pour fouiller de fond en comble la voiture. Je remonte mais comme la disparition devient déjà angoissante, inexplicable et obsédante, je redescends, saute dans la voiture et rejoins le lieu du crime. Je pense déjà à mon directeur, maître des clés et de l'usine à gaz, je vois déjà sa nervosité et ses yeux exorbités quand il apprendra la nouvelle, et moi, toute petite en face, honteuse, la tête rentrée dans les épaules. Arrivée sur place, je me précipite en salle des profs et interroge d'éventuels témoins. Personne ne peut me répondre. Je refais alors mon trajet de la matinée, salle après salle, espérant qu'elles se soient glissées sous un bureau. Des scénari plus affreux les uns que les autres me traversent. Je me revois, me lavant les mains à dix heures, et si le trousseau avait glissé dans le lavabo. Pire encore, si un élève s'était emparé du bien ! Catastrophe ! Il aurait ainsi accès au Saint du Saint comme bon lui semble ! L'angoisse a provoqué des sueurs froides et des tremblements, je suis sur le point de défaillir, perdant tout sens commun, je déblatère des insultes en errant dans les couloirs, cumulant les chapelets de "putain de bordel de merde". Dans un dernier sursaut de lucidité, je me rends au réfectoire où se trouvent quelques collègues que je n'ai pas encore interrogés et le directeur, à qui je compte, avec des sanglots dans la voix, avouer ma terrible faute. Comment formuler ça, avouer l'inavouable ? J'entre et je pose la question anodine "quelqu'un n'aurait pas vu mon trousseau de clés". Je vois l'inquiétude dans les yeux de mes collègues suscitée par ma simple question qui montre que j'ai fauté, ils partagent en quelques secondes ma panique. "La pauvre, dans quelle situation elle s'est mise, elle a égaré le précieux, elle va être bannie !". Certains, compatissant, fouillent leurs sacs, sans trop y croire et je vois déjà, à l'autre bout de la table, l'oeil noir de Tête de Briques qui pense à la rouste que je vais me prendre, indigne que je suis de disposer ainsi du trousseau. Et c'est là que la lumière se fait. C'est Mamzelle Valérie, la bouche pleine d'omelette, qui sort de son sac le trousseau, presque étincelant et auréolé Elle articule vaguement un "oh, ben j'en ai deux, je comprends pas...". Le matin même elle avait pris mon trousseau sur le bureau en quittant la salle de cours. Je m'effondre alors sur une chaise, légère, déculpabilisée et soulagée.
Non, je ne suis pas une psychopathe, même si mon directeur fait tout pour que nous le devenions.
Et je recopierai cette dernière phrase cinquante fois pour demain, histoire que ça rentre bien.