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"Les gens qui sont dans nos rêves la nuit,
on devrait toujours les appeler le matin au réveil,
la vie serait beaucoup plus simple"
Juliette Binoche, Les Amants du Pont Neuf, Leos Carax, 1991.
"Les gens qui sont dans nos rêves la nuit,
on devrait toujours les appeler le matin au réveil,
la vie serait beaucoup plus simple"
Juliette Binoche, Les Amants du Pont Neuf, Leos Carax, 1991.
Un samedi soir. Entre chien et loup, lu et moi sortons errer dans la quartier. Partout, des éclats de voix, des éclaboussures de rire s'échappent des fenêtres ouvertes. Ce sont les plus beaux jours de l'année, ceux de l'amitié, des amours naissantes, des alchimies de rencontres nouvelles. J'imagine ce qui se passe derrière les haies d'arbustes ou au dernier étage de cette grande maison : des groupes d'amis partagent les choses évidentes de la vie, un bon repas, des moments simples. Lu ne semble pas perturbé. Il renifle ce que la journée a laissé derrière elle d'odeurs nouvelles. Je traîne mes sandales sur le bitume chaud, j'emplis mes poumons de l'air lourd du parfum des fleurs, je n'ai pas envie de rentrer... Dans l'ascenseur, je trouve mon reflet dans le miroir agréable, malgré mes yeux fatigués.
Voilà une semaine que je vis seule. Je pensais d'abord que c'était une bonne période pour aborder sereinement cette solitude toute neuve. Et ce soir, en rentrant chez moi après cette douce balade, j'ai trouvé mon appartement plongé dans le noir. Il est difficile de se retrouver entre ces murs qui sont aujourd'hui les miens et qui ont été il y a peu les nôtres. Neb vide au fur et à mesure des placards. Il passe ici comme un fantôme, remplis des cartons, me salue à peine. J'essaye tant bien que mal de me réapproprier ces lieux qui se vident de sens jour après jour. J'ai planté cet après-midi des tomates et quelques herbes aromatiques sur le balcon, J'ai trié des affaires, je m'apprête à faire un peu de peinture. Mais tout ceci ne comble pas le vide laissé.
J'ai accepté par erreur ton invitation
J'ai dû me gourer dans l'heure
J'ai dû me planter dans la saison
Si j'ai confondu
avec celle qui sourit pas
mais celle qui est belle bien entendu
et qui dit beau
dit pour moi
tu sais j'ai pas toute ma raison
si j'ai toujours raison
tu sais j'suis pas une fille sympa
et j'merde tout ça tout ça
tu sais j'ai pas confiance
j'ai pas confiance en moi tu sais
j'ai pas d'espérance et je merde tout ça tout ça
si tu veux on parle de toi
, si tu veux on parle de moi
parlons de ta future vengeance que tu
auras toi sur moi
disons entrecoupé d'silence
qu'on est bien seul pour une fois
qu'on est bien parti pour une danse
ça ira pas plus loin tu vois
J'ai accepté par erreur ton invitation
j'ai dû m'gourer dans l'heure
j'ai dû me planter dans la saison
Reste à savoir si on trace
un trait un point dans notre espace
Si j'ai pas toute ma raison si j'ai toujours raison.
Une carte mémoire perdue l'été dernier a fait sa réapparition,
à l'occasion du déménagement de Neb
qui a brassé des sacs, des meubles, des contenus de placards...
Je ne pensais pas revoir un jour les images
de cette belle randonnée faite au-dessus de Barcelonnette...
Et aujourd'hui, alors que je n'ai pas pris un cliché depuis des semaines
et que l'idée d'un départ en vacances cet été semble pure abstraction,
il est tendre de voir comment lumière et couleur savent parler de bons moments;
Bien plus par ici sur "petit nid"
***
Discutions de haut vol hier soir avec mon père, à propos notamment d'une femme de notre entourage. Il me parle de sa beauté (en des termes d'ailleurs bien peu flatteurs, puisque typiques de la gente masculine). Je dis à son sujet que je ne la trouve pas belle car stupide. Et je développe à ce sujet : la façon dont elle n'éduque pas ses enfants, la façon dont la traite son mari, ses souplesses et ses trop nombreux compromis qui font d'elle une femme soumise et insignifiante à mes yeux, sans aucun charme lorsqu'on apprend à la connaître, malgré un physique pourtant agréable.
Très souvent il m'est arrivé de constater la beauté d'une personne jusqu'à ce que celle-ci ne commence à parler. Et ma mère d'ajouter : "la vitesse de la lumière étant plus rapide que la vitesse du son,
il est normal que certaines personnes paraissent brillantes avant d'avoir ouvert leurs bouches".
" Un de perdu, dix de retrouvés "
" Fais toi plaisir, drague, sors, fais la fête ! "
" Tu verras, ça va passer, c'est qu'une question de temps "
" Il ne te méritait pas "
" Oublie ! "
" Bienvenue au club des célibataires "
" T'es forte, tu vas t'en sortir "
" Ah, les mecs, tous les mêmes "
" Moi j'aurais pas eu ta patience "
" Il avait besoin d'un bon coup de pied au cul "
***
***
Arrive le temps du concret. Voilà deux mois que la décision est prise et Neb est parti ce week-end J'ai envie de dire "enfin" mais je n'y arrive pas. Depuis début mars, nous vivons sous le même toit, j'observe la facilité avec laquelle il rebondit, il reconstruit sa vie et son réseau d'amis. De mon côté, bien que la décision m'appartienne, je coule assez régulièrement, je bois la tasse pour finalement venir récupérer un peu d'air à la surface. J'essaie désespérément d'y voir clair :
Voir la vie en rose, c'est positiver cette décision. Bien sur, j'ai fait le bon choix, ça ne pouvait pas continuer comme ça, nous n'étions plus un couple et je nous ai rendu service à tous les deux en prenant une décision qu'il n'aurait jamais prise. Aujourd'hui, je me sens libre d'avancer et de construire quelque chose de solide, seule. J'exerce un métier qui me plait, au travers duquel je m'épanouis car je me sens utile. Le rapport que j'entretiens avec mes collègues, mes étudiants et mes patrons est excellent. Des liens se sont tissés cette année avec certains, je ne crois pas avoir déjà passé une année aussi riche professionnellement. Je me sens également bien dans mon corps, j'ai perdu quelques kilos et ce n'est qu'un début (j'aime l'idée en ce début d'été de "me débarrasser d'un poids"). Je vais me remettre au sport et dépasser mes limites : me fixer des objectifs. J'ai un appartement que je garde (malgré les complications que ça va représenter), je m'y sens bien et le départ concret de Neb et de ses meubles va me permettre de m'y réinstaller, de modifier certaines choses pour marquer cette rupture. Ma famille est un soutien de tous les jours, ils sont là et ne me jugent pas, ils m'appuient dans chacune de mes décisions, ils m'écoutent malgré les sautes d'humeur qui me caractérisent en ce moment J'ai mon Lu, cette petite vie qui va rester près de moi, qui m'apporte tant, que je me dois de protéger. Je veux préserver cette solitude naissante et fragile, cette autonomie précieuse, j'ai envie de structurer ma vie autour de ce/ceux que j'ai déjà. Je veux réapprendre à savourer cette indépendance que j'ai tant aimée.
Puis certains jours, malgré tous ces éléments positifs, le gris prend le dessus. Alors que l'on connaît les plus belles journées de l'année, un voile sombre vient ternir mon quotidien.
Voir la vie en gris, c'est voir cette décision comme la fin de quelque chose, et rien d'autre, c'est ne pas réussir à voir devant. Ne voir que l'instant présent, un arrêt sur image, étouffant, pétrifiant. Je fais le point sur tout ce que j'ai voulu construire, sur ces projets que je pensais communs et qui n'appartenaient qu'à moi, aujourd'hui avortés. Je me sens cruellement seule, et je vois le passé comme une grande parenthèse glauque, une trahison, alors que je pensais être comprise et partager. Je ne sais pas comment je vais réagir à la solitude qui suivra puisque je ne l'ai pas connue depuis longtemps. Neb me renvoie en permanence la richesse de son carnet d'adresses au visage. Il sort, en revient souvent ivre et agressif. Je me fais du soucis pour lui. Je ne sais pas comment il va reconstruire sa vie et s'il ne va pas basculer. Tout le monde me dit que ça ne me regarde plus, si seulement c'était si simple. De mon côté, je n'ai que peu d'amis, je n'ai pas envie d'en trouver d'autres, les gens me déçoivent, je me sens blessée et je suis envahie par une volonté de m'isoler. Je vois les vacances arriver comme une épreuve. J'imagine de longs passages à vide. Je ne me pense plus capable de faire confiance, peut-être même plus à moi-même. Un pan de moi-même, de ma force, s'est écroulé, lourdement, peut-être définitivement.
J'essaye de trouver une constance dans cette période de doute. J'ai besoin de me retrouver. Les questions se bousculent. et restent sans réponse. Suis-je capable de vivre seule ? Peut-on reconstruire sa vie à trente ans ? Ai-je envie de la reconstruire? Puis-je encore aimer ?
***
Juste pour aujourd'hui :
Par contre
Demain, encore quelques heures et je souffle : écriture, rangement, cuisine, jardinage, siestes, balades... Besoin de décomposer le temps.
Dans le désordre, éparpillés et de tailles variables.
J'ai à l'intérieur de moi des courses dans les herbes folles qui chatouillent les jambes, le souffle coupé, derrière ma maison de "quand j'étais petite", là où le ruisseau raconte la fraicheur et les promesses. Des baisers épicés sur des plages de Martinique, le temps arrêté, concentré sur ces sensations si fortes. Des ivresses secouées sous les stroboscopes colorés, sourds et inconscients, le corps engourdi. La peau contre ma peau et le plaisir violent d'une nuit unique, à chaque fois. Des couvertures rassurantes au coin d'une cheminée, le temps d'une pause. Le papier qui crisse sous une plume. La rugosité de la main d'un homme dans la mienne.
J'ai à l'intérieur de moi des mots isolés dans des instants : "jamais", "capricieuse", "merci", "je t'aime", "peut-être". Des cloches qui annoncent la sortie de l'école à midi. Des numéros de téléphone, des dates et des adresses, comme des notes de musique. Des échos de voix qui me poursuivent plusieurs minutes après la fin des cours. Des rires, des éclaboussures de mots, des cris. Des violons qui m'ont donné envie de m'y mettre et qui resteront toujours. Des chansons d'enfants, ritournelles entêtantes. La voix de Jeff Buckley, bien avant que l'on récupère son Alléluia pour le diffuser partout en boucle. Les cris de Jim Morrison derrière son corps de lézard. L'émotion de la voix de Thom Yorke, ses peines et sa force.
J'ai à l'intérieur de moi des clémentines et du pain d'épices pour les longues soirées d'hiver. Les soupes de légumes des dimanches soirs pour se guérir de la tristesse de la semaine à venir. Mais aussi le colombo qui n'est plus pareil depuis 2000, découvert sur les trottoirs chauds de Fort de France. Les bonbons à la violette, et ceux trop acides, mais jamais assez, ceux qui crépitent dans la bouche et qu'on ne trouve plus nulle part. Les fruits, le parfum des fraises, le jus des cerises, l'acidité d'un abricot trop ferme. Le surprenant poisson cru, le gluant des vermicelles de soja, les épices du monde entier. La fraicheur d'un fromage de chèvre trop frais, mangé sur le trottoir d'un marché plein de soleil. Le goût du vin quand on en a déjà trop bu. La saveur du tabac sur les lèvres de celui qu'on embrasse. Les goûts que je ne connais pas encore et tous ceux que je vais encore découvrir.
J'ai à l'intérieur de moi la lumière verticale de la Martinique. Celle horizontale d'un chant de maïs de mon enfance. Les nuits étoilées et froides qui voyaient passer le Saint Nicolas. Les regards de centaines, de milliers de personnes, leurs sourires. Des papillons brillants qui tombent du ciel sur une chanson. Des milliers de photos que mon appareil n'a pas prises et que mon œil a captées. Des cardamines sur un talus lumineux. Des valises qui contiennent des tonnes de paysages. Des endroits que je n'ai jamais vus si ce n'est en rêve.
J'ai à l'intérieur de moi des parfums de lessive imprégnés sur des vêtements. Le Cacharel pour homme. Les huiles de bronzage qui ont toujours eu les mêmes odeurs et qui correspondront toujours à des vacances. L'odeur du crépis trop récemment passé dans cette maison de bord de mer. Le moisi, toujours et encore, comme la pire des odeurs, et sans doute juste derrière, le pipi de chat. Des dimanches matins qui sentent le pain chaud. La lavande, la noix de coco, le thym et la cannelle. La magie, l'alchimie de ces mélanges qui ont la capacité de nous plonger dans des univers pourtant évaporés.
Je suis riche.
***